Dérapage nocturne
Ce vendredi 20 après une belle randonnée qui relie les trois baies au sud de Sifnos en passant par la montagne, je me dépêche de retourner au bateau préparer le mouillage avant le coup de vent. On vise une bande de sable pas loin de la rive et une fois l’ancre jetée je plonge pour vérifier : elle a l’air un peu de biais mais je me dis qu’elle continuera à s’enfoncer sous la traction. En plus du bout de sécurité habituel, pour amortir la tension sur la chaîne je glisse un autre bout dans les maillons juste au dessous du davier et le raccorde à deux aussières frappées sur les taquets d’embelle. Avec ça je n’y pense plus de tout l’après-midi et quand vient la nuit je m’endors paisible, bercé par le bateau qui oscille lentement sous l’action du vent.
Vers 2h du matin je suis réveillé par de violentes rafales, les amarres grincent, je change de cabine pour mieux dormir. Un méchant clapot chahute et tape sous la coque, hébété de sommeil je sens que quelque-chose ne tourne pas rond mais je n’ai pas le temps de réaliser ce qui arrive quand soudain deux énormes chocs secouent le bateau dans toute sa masse. Je saute de ma couchette et jette un œil par les hublots : on ne voit plus les lumières de la rive… Le bateau a dérapé, on est de l’autre côté de la baie ! Je me précipite sur le pont, le vent fouette, Coromandel semble s’être immobilisé à quelques mètres des rochers battus par les vagues, la quille a du percuter le fond. Je vais voir à l’avant, le bout qui retenait la chaîne a pété. La panique m’empêche de réfléchir, d’abord quelques vêtements, ça caille et je suis en slip. Puis je retourne au cockpit, le moteur démarre docilement, j’essaie de manœuvrer… Ça fonctionne ! Marche avant pour le dégager, puis demi-tour pour éviter la chaîne et marche arrière. Le bateau recule, j’essaie de le caler sur une trajectoire pendant que je travaille sur le mouillage, plusieurs fois je dois revenir à la barre, car les vagues et le vent font pivoter le bateau, mais je finis par retirer les aussières, l’orin, et remonter l’ancre. Si le fond n’est pas éventré on peut commencer à espérer du mieux pour le reste de la nuit. On retourne du côté habité pour se poser sur un autre banc de sable repéré la veille. De nouveau je fixe les aussières sur la chaîne. Encore sous le choc et congelé par les rafales, je reprends mes esprits dans le carré avant de faire le tour du bateau : rien d’anormal au niveau des fonds, les boulons de quille n’ont pas bougé, tout semble fonctionner… Devant une tisane fumante j’essaie de comprendre comment on peut s’en tirer à si bon compte après avoir été catapultés à l’autre bout de la baie. Je me rappelle les 2 chocs, et je me dis que l’ancre a du accrocher le fond juste avant que la coque ne percute, tendant brusquement la chaîne et faisant péter le bout de sécurité. Ce premier coup n’a pas suffit à nous stopper complètement, on allait trop vite. D’où le second choc, celui de la chaîne sur le guindeau et la fin de cette course folle.
Le film passe et repasse dans ma tête. Que l’ancre ait pu accrocher au dernier moment, que cette prise ait été suffisamment forte pour retenir une embarcation qui venait de parcourir 500 mètres sous 30 nœuds de vent… Que l’ancre ne se soit pas retrouvée coincée après un tel choc, que le guindeau n’ait pas été endommagé, tout cela relève également du petit miracle. Avec des et si… je refais toute l’histoire. Je m’imagine repartir dans la nuit à bord d’un zodiac, regardant entre les visages encapuchonnés des sauveteurs la silhouette noire de Coromandel abandonné à son triste sort, les rochers broyant peu à peu sa coque au rythme du ressac… Toutes ces pensées trottent sans relâche, j’essaie en vain de retrouver le sommeil et ne fait que somnoler jusqu’au petit matin.
